Extrait – Le fantôme du Rwanda

   C’est l’histoire d’une vie, la mienne, que je ne peux dire qu’à toi, mon seul ami. J’ai des choses sur le cœur dont je dois me délester avant de rejoindre mes ancêtres.
J’ai conscience aujourd’hui d’être allé plus loin que les limites de mon existence. Ce serait à la fois égoïste et inutile d’en abuser. Même les sursis ont une fin.
— Pourquoi moi ?
— On dira que le destin t’a mis sur ma route.
— Avant de poursuivre, veux-tu un thé ?, demandai-je en tentant de maîtriser mon émotion. Je vais essayer de le réussir aussi bien que toi.
— Avec plaisir, répondit-il en posant sa main sur la mienne.
Tandis que le thé infusait, Théophile commença son récit.
— Tout a commencé au Rwanda. Mon malheureux pays est connu de par ses rivalités tribales, mais aussi par la mésaventure tragique de Dian Fossey .
La région où j’ai vécu n’est constituée que de montagnes. C’est la raison pour laquelle on l’appelle le « pays des Mille collines ». Couvert au sud-ouest d’immenses forêts de type équatorial, il est bordé au nord par une chaîne de volcans éteints.
Le soleil se couche sur le lac Kivu, frontière naturelle avec le Congo. J’y ai vécu environ mes quinze premières années.
Mon village était accroché au flanc de la colline Magaba, sur une terrasse à mi-pente. Un arbre à palabres se dressait sur la place.
Au-delà de la palissade, nous cultivions quelques arpents de sorgho et de légumes. Certains jours, toutes les âmes du village, de la plus jeune à la plus âgée, se rendaient aux champs d’un pas lent et avec bonne humeur.
Tous, nous incarnions la nonchalance, non pas comme la manifestation inconsciente d’un vice inné, mais comme celle d’un art de vivre abouti que nous perpétuions.
Il conclut son propos d’un sourire et d’un clin d’œil appuyé.
— La paresse chemine si lentement que la pauvreté la rattrape, répondis-je en souriant.
— Tu philosophes à présent ? Je ne te connaissais pas cette érudition.
— Rassure-toi, Théo, ce n’est pas de moi, mais de Benjamin Franklin. Moi, je ne suis qu’un béotien.
— Oui, mais un béotien lettré, répliqua-t-il dans un grand éclat de rire. Dans ce qui aurait dû rester un paradis, reprit-il, les siestes s’éternisaient et engourdissaient le village dans une sorte de torpeur, parfois jusqu’en fin d’après-midi, à l’heure où commençaient les palabres.
Lorsqu’il arrivait au chef du village de donner publiquement la parole aux anciens, ceux-ci évoquaient comme une antienne les éternelles chamailleries d’antan qui agitaient les familles ou les clans.
Il arrivait que certaines dégénère en combats singuliers qui, s’ils ne réglaient pas les litiges, pouvaient aller jusqu’au conflit armé.
Tous les enfants écoutaient avec respect. Les plus jeunes s’endormaient dans les bras de leur mère.
— Comment s’appelle ton village ?
— Il n’a jamais eu de nom en propre. La coutume veut qu’on le désigne du même nom que celui de la colline Magaba où il se trouve.
Nous étions des paysans, des travailleurs laborieux, prévoyants et pacifistes. Nos greniers étaient pleins, ce qui nous assurait l’essentiel pour être heureux. J’y ai grandi dans la paix au milieu de tous les enfants du village sous les yeux attentifs de ma mère et de toutes les femmes.
Je n’avais pas qu’un seul foyer, j’en avais plusieurs. Nous parlions le bantou, comme tous les peuples apparentés à cette ethnie. Notre dialecte qui en différait un peu se transmettait de bouche à oreille.
— Ne laissons pas le thé refroidir…

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