Jusqu’au bout… extrait…

     LA VOITURE DE SÉBASTIAN CAHOTAIT sur le chemin de terre contournant le lycée agricole. Il était deux heures moins le quart. Il avait de l’avance. Il se gara comme prévu entre le bosquet de sureau et la palissade en béton ceinturant la propriété, et commença à sortir le matériel de son coffre. Le ciel nuageux laissait par instants traverser le soleil.
« Tout va bien… Il n’y a pas trop d’ornières et le vent a séché la terre. Je vais pouvoir décoller. Je n’ai besoin que d’une trentaine de mètres. En principe, Kouroumba ne devrait plus tarder à arriver. »
Dix minutes plus tard, il avait terminé le montage de l’aile et raccordé les servos. Il bascula l’interrupteur extérieur en position de mise à feu. Désormais, le moindre choc à l’avant de l’avion le ferait exploser. Devant cette éventualité, il se ravisa, coupa le contact et alla retirer quelques pierres qui risquaient de le gêner.
« Je préfère rallumer au moment où je mettrai le moteur en marche… Mais qu’est-ce qu’il fabrique ce connard ! Pourquoi n’arrive-t-il pas ? »
Pensif, incrédule même, il resta aux aguets, l’oreille tendue vers le moindre bruit caractéristique d’un hélicoptère. En principe, il devrait lui parvenir de l’héliport distant d’un peu plus de deux kilomètres. Le ciel, pourtant, restait désespérément vide et silencieux. Seules les alouettes grisollaient en partant à l’assaut des nuages.
« C’est une autre sorte d’alouette que je voudrais bien entendre arriver. »
Il regagna sa voiture, ouvrit la portière, s’assit sur le bas de caisse et attendit. Il sentit la fébrilité et l’inquiétude le gagner lentement. Il alluma la radio et la coupa aussitôt. Il se redressa pour jeter un coup d’œil au ciel, puis à son Piper Cub prêt à décoller, puis il regarda prudemment par-dessus la palissade. Le jardin était paisible.
« Surtout, pas d’imprudence… Du calme… Du calme… Il me faut rester à l’écoute des bruits, de tous les bruits… C’est pour bientôt… »

À deux cents mètres de là, quatre hommes se mirent en marche d’un même pas lent en direction du bosquet derrière lequel Sébastian s’impatientait. Ils cernèrent bientôt la voiture sans que son propriétaire ne les ait entendus.
Lorsqu’il les vit, il crut que son cœur s’arrêtait. Il se leva d’un bond, heurta violemment le bâti de la portière et retomba lourdement sur le bas du châssis. Un voile noir obscurcit sa vue tandis qu’une violente douleur irradiait son dos, lui arrachant un cri.
— S’il vous plaît, monsieur, veuillez vous éloigner de votre véhicule !
— Mais…
— Je vous demande de vous écarter de votre voiture.
Hébété, la tête et le dos meurtris, il s’exécuta.
— Je n’ai rien fait…
— Vous ai-je dit que vous aviez fait quelque chose ?
— Non, mais…
L’homme toucha son arme de service.
— Alors, maintenant, je vous pose une question. Que faites-vous à cet endroit ?
Sébastian comprit qu’il avait affaire à des flics, et pas n’importe lesquels. Une énorme bouffée de chaleur l’enveloppa. Un peu plus loin, un autre inspecteur était déjà penché au-dessus de son avion.
« Putain, j’ai bien fait de refermer la trappe du compartiment avant et de couper le contact… Cinq minutes plus tôt, c’était la catastrophe… »
— C’est un aéromodéliste ! hurla l’homme. Bel avion !
Imperturbable, celui qui semblait être le chef poursuivit son interrogatoire.
— Ainsi, vous pratiquez l’aéromodélisme ?
— Oui, monsieur…
— Inspecteur !
— Oui, monsieur l’inspecteur…
— Et vous trouvez intelligent de faire voler des avions à proximité de zones habitées ? En plus vous êtes à moins de cent mètres d’une école ! Vous croyez qu’il n’y a pas eu assez de catastrophes pour aujourd’hui ?
— Je ne comprends pas… Je n’ai rien fait…
— Décidément, c’est une idée fixe chez vous ! Pouvez-vous me présenter vos papiers, s’il vous plaît ?
— Mes papiers ?
— Vos papiers d’identité, plus votre permis de conduire, assurance, licence de vol, la licence PTT… Enfin tout, quoi !
Pendant ce temps, le troisième homme faisait le tour du véhicule pour la quatrième fois, au moins. Sébastian regroupa ses papiers et tenta de recouvrer ses esprits.
— La licence PTT n’est plus obligatoire, et depuis plusieurs années déjà marmonna-t-il… Adhérer à la fédération est facultatif, mais je renouvelle mon adhésion tous les ans, rapport à l’assurance… Je ne l’ai pas sur moi… Je suis Voltarilandais…
— Ah oui ? Ne faites pas le malin ! Votre titre de séjour, s’il vous plaît !
Il tendit le précieux document d’une main tremblante. Le souvenir de sa clandestinité lui revint en mémoire. Il aurait toujours peur des autorités où qu’il soit et quelles que soient les circonstances, qu’elles soient en uniforme ou en civil.
L’inspecteur examina les documents avec attention, puis fit le geste de les lui rendre avant de se raviser.
— Dites voir, mon vieux, vous comptiez vraiment faire voler votre truc ici ? Vous n’avez pas l’air tout à fait dans votre assiette. Quelque chose ne va pas ?
— Si, si, ça va… C’est parce que je viens de me cogner la tête… Je…
Il baissa la tête, lui montra sa bosse, mais l’autre ne compatit pas.
— J’étais seulement venu faire des essais de moteur, en-chaîna-t-il. Je n’avais pas l’intention de décoller.
— Des essais de moteur ? Voyez-vous ça…
— Oui, des essais de moteur. Il est neuf. Je dois le roder et le régler…
— Remarquez, les moteurs, il vaut mieux les essayer avant de décoller…
L’air goguenard, l’inspecteur se tourna vers ses collègues.
— Vous avez entendu ça, les gars ? Notre ami fait des es-sais de moteur ! N’est-ce pas qu’il vaut mieux être sûr qu’ils marchent avant de s’envoler ?
Les deux policiers serviles s’approchèrent, exagérément amusés par la plaisanterie de leur supérieur.
— Vous avez raison, chef…
— Mais pourquoi dites-vous ça ? demanda Sébastian. Pourquoi riez-vous ? Qu’ai-je dit ou fait de si drôle ?
— Vous n’êtes pas au courant, bien sûr… Je vous disais ça parce que votre compatriote, enfin, je suppose que c’est un des vôtres, un Africain, quoi… Vous savez bien, le président Rou… koum… ba… ou je sais plus comment…
— Kouroumba…
— C’est ça ! Kouroumba… Eh bien, il est mort dans un accident d’hélicoptère, il y a environ une heure. Vous ne saviez pas qu’il devait venir dans le coin ?
— Kouroumba est mort ?
— Vous n’avez pas écouté la radio ?
— Non, je n’ai pas pensé à l’allumer…
— Mort et quasiment enterré. Paraît qu’ils auront du mal à rassembler les morceaux. Pas vrai, les gars ?
— C’est vrai, chef ! Ça fait un de ces foins… Paraît qu’il y aurait déjà des émeutes à Philibertville…
— Bon, on y va ! On a assez perdu de temps ici… Quant à vous, jeune homme, faites-moi le plaisir de ranger tout ce matériel dans votre coffre et…
«…suivez-nous. Nous avons quelques questions à vous poser, conclut Sébastian pour lui-même, amer. C’est toujours la même chose. Je vais encore être obligé de répondre à leurs questions pendant des heures… »
…et de déguerpissez en vitesse. Vous m’avez compris ?
Le jeune homme se contenta d’opiner à l’injonction en veillant à ce qu’aucune expression de son visage ne trahisse son profond soulagement.
— Je ne veux pas ajouter des tracasseries administratives à votre désarroi, poursuivit l’inspecteur. Vu la tête que vous faisiez à notre arrivée, j’ai vraiment cru que vous veniez d’apprendre la nouvelle à la radio.
— Oui, monsieur l’inspecteur… Je range tout de suite, souffla-t-il, désireux de quitter les lieux sans se faire prier davantage.
— Vous voulez qu’on vous donne un petit coup de main ?
— Non, ça va aller !
— Je disais ça, c’était pour vous aider…
— Merci.
Le policier se retourna sur ses collègues déjà en train de discuter de tout autre chose.
— Allez, les gars on y va ! On n’a plus rien à faire ici ! Quant à vous, monsieur Diallo, le mieux que vous ayez à faire, c’est de rentrer chez vous. Et qu’on ne vous voie plus dans le coin !
— Oui, monsieur l’inspecteur.
— À l’avenir, allez donc plutôt faire voler votre truc dans un endroit prévu pour ça, ajouta-t-il en lui rendant ses papiers. Je ne sais pas, moi, un club d’aéromodélisme, par exemple… Je crois savoir qu’il y en a plusieurs dans le secteur… Vous ne croyez pas que ce serait préférable ?
— Vous avez raison, monsieur l’inspecteur, dans un club d’aéromodélisme, ce serait mieux…
Il enfouit d’une main tremblante ses papiers dans la poche intérieure de son blouson puis commença à ranger son maté-riel en prenant conscience, plus que jamais, qu’il désamorçait une bombe.

 

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