Un été à Meadows…extrait…

     Je restai un long moment dans le couloir de mon appartement, adossé à la porte d’entrée, à essayer de faire le point sur mon étrange matinée. Brigitte et son bellâtre m’avaient snobé, Priscille Fosseneuve m’avait fait des reproches à peine voilés, et les explications de mon facteur ne m’avaient pas convaincu. J’étais à peu près sûr que si les choses ne tournaient pas rond depuis mon lever, la photo en était la cause. À moins que je ne fusse en train de me monter un scénario pas possible. Dans l’un ou l’autre cas, j’avais le sentiment d’avoir perdu mon temps. J’avais la nausée, mon cœur cognait très fort et je transpirais abondamment. Je n’avais gagné, je le crus sur le moment, qu’un début d’insolation.
Je m’approchai de la commode, décidé à y ranger la photo qui me narguait. Je ne pus terminer mon geste. Une tache orangée, aux contours flous, constellée de points brillants se forma en son centre, se dilata, vira au rouge sang, s’amplifia jusqu’à remplir entièrement mon champ de vision puis explosa au ralenti, en silence, m’enveloppant de milliers d’éclats multicolores. Je vacillai. Les papillotes de lumière se volatilisèrent. La température chuta brutalement.
Une main sur le meuble, l’autre plaquée sur le mur d’en face, les jambes écartées, je fixai, pour assurer mon équilibre, le groupe Quechua suspendu au bout du couloir. J’avançai à leur rencontre, d’une marche saccadée, comme un homme ivre.
Quatre paires d’yeux noirs me dévisagèrent, comme s’ils avaient des reproches à me faire. Je me rendis compte pour la première fois combien ce tableau était vivant, combien les regards des personnages le composant étaient expressifs.
Mal à l’aise, je baissai les yeux. Quand je les relevai, les Boliviens et leur décor avaient disparu. À leur place tourbillonnait un trou sombre, aux parois lisses, menaçant, qui glissa le long du mur puis m’obligea à reculer en prenant presque toute la largeur du couloir, comme s’il voulait m’engloutir. Paniqué, je battis en retraite.
Le tableau reprit sa place, comme par magie, et les Quechuas le réintégrèrent. Cette fois, ils avaient les traits de mes élèves, les plus terribles, ceux-là même qui avaient mené le mouvement d’insubordination lorsque j’avais perdu pied, en milieu d’année, après le départ de Charlotte.
« Les sales gosses ! Ils ont quand même fini par m’avoir.»
— Il serait temps que j’aille voir Pauline, dis-je à voix haute, pour échapper à ce qui ne pouvait être qu’un cauchemar éveillé.
« Pauline, repris-je… Pauline Ferant, Ferlinanpau, ha, ha, ha ! Ferpaulinan… Pile en enfer… »
Mon rythme cardiaque s’accéléra. Mon angoisse fit le forcing, mes muscles se contractèrent jusqu’à la douleur, mes jambes se dérobèrent.
« Faut pas que je déconne ! Pas utile de faire appel à Pauline… Ça va passer…
Bon sang ! Elle m’avait pourtant mis en garde. Va pas être étonnée de me voir arriver. »
Pauline… Mon amie Pauline… amie opiniâtre, salvatrice malgré moi…
Elle avait fait de brillantes études de médecine à Londres. Lorsque sa mère décéda, elle venait d’avoir vingt-huit ans. Son doctorat en poche, elle quitta Basildon, à l’est de la capitale, traversa la Manche et s’installa à Boulogne où elle obtint ses équivalences. Pourquoi Boulogne ? Elle ne s’en expliqua jamais clairement. Je crus comprendre qu’elle devait rejoindre quelqu’un qui n’était plus là quand elle y arriva, ou qui ne resta pas, comme chacun des rares hommes qui passèrent dans sa vie. Elle s’était pourtant maintenue de ce côté-ci de la Manche, seule, nulle attache ne la retenant dans l’estuaire de la Tamise, et depuis une dizaine d’années, elle exerçait son art au lycée.
Pour remplir sa vie, Pauline élucubrait sur des riens en jouant les ladies du dix-neuvième. Accent exagéré, mimiques et attitudes victoriennes, thé, sherry, cookies et dentelles compris. Son comportement chichiteux, censé séduire, m’exaspérait au plus haut point. Elle ne manquait cependant pas de psychologie, domaine qu’elle affectionnait et dont elle se servait de manière empirique pour sonder les consciences. Je dois reconnaître qu’elle avait pourtant vu juste en ce qui me concerne.
« Je te conseille de lever le pied, m’avait-elle dit quelques semaines plus tôt, ces sales gosses ne méritent pas la moitié du quart de ce que tu fais pour eux. Pourquoi n’irions-nous pas au lac, un de ces prochains week-ends, pour se changer les idées ? Tu me parles sans cesse de ton chalet, ça serait une bonne occasion de me le faire connaître, et toi, ça te ferait le plus grand bien. Un petit pique-nique, rien qu’à deux… On pourrait même se faire un bon film avant de rentrer, ou un tea-room, ou mieux encore, tiens, un petit dîner chez moi, en tête-à-tête. Je te laisse le choix. Ça risque d’être sympa. Je m’occuperai de tout. »
Que Pauline décide de tout, c’était précisément ce dont j’avais le plus peur. Malgré son comportement fantasque, elle était la gentillesse et la douceur même. C’était une des plus jolies femmes du lycée et de surcroît la plus intelligente, mais compte tenu de mon état, me lancer avec elle dans une relation sérieuse aurait été pure folie.
Elle avait un besoin immodéré de materner, pour combler l’abîme affectif qu’était sa vie. Elle portait à coup sûr une grande part de responsabilité dans l’inconfort de sa situation, mais elle méritait sûrement mieux que la désillusion supplémentaire que je lui aurais apportée, moi qui avais ramassé, quelques mois plus tôt, moult gamelles. Je n’avais pas non plus l’instinct d’un saint-bernard. Je l’aimais bien, c’est tout.
Fort de ce que j’avais ouï-dire sur ses liaisons passées, qu’elles fussent réelles ou inventées, je veillais scrupuleusement à ce qu’entre elle et moi, les choses ne dépassassent pas le stade de la relation amicale. J’étais en permanence sur le qui-vive. Un mot ou une attitude mal interprétée, un intérêt trop marqué pour ce qu’elle faisait, et l’engrenage infernal m’aurait broyé. Cette situation m’épuisait. Quand j’étais trop longtemps avec elle, cela me faisait le même effet que si j’entamais la traversée des chutes du Niagara sur un fil. J’avais hâte d’arriver de l’autre côté, sans tomber.
Dans le dessein évident de me conquérir, elle mettait en scène sa vie, mais d’une façon pas assez réaliste à mon goût. Je le lui dis. En réalité Pauline n’avait pas l’exclusivité de mon excès de prudence. J’avais subi un tel choc émotionnel à la suite de ma séparation d’avec Charlotte, que je me rendais excessivement inaccessible.

Pendant que je pensais à ma collègue et à mon ex, la spirale s’était arrêtée. Je m’étais recroquevillé sur le carrelage, parcouru de longs frissons, les mains glacées et le visage en feu.
Une petite voix chevrota.
« Qui a bien pu t’envoyer ça de Ruineuil, Sherbrooke ? »
Je tressaillis. La contrariété avait fort bien pu me faire oublier la clef sur la porte. Je jugeai improbable que l’on se soit introduit chez moi. Je ne fus pas effrayé outre mesure, étonné simplement qu’on m’appelât Sherbrooke. Je me redressai.
— Pauline ? Charlotte ?
L’appartement demeura silencieux.
Je me sentais flasque et lourd comme une éponge gorgée d’eau, à genoux au bord d’un gouffre dont je ne voyais pas le fond.
— Pauline ? Charlotte ?
Pas de réponse. Je m’allongeai le long de la plinthe. Le carrelage était froid. Il s’inclina. Je glissai. Lentement…
— Anthelme Sherbrooke… Tu ne réponds pas… Qui t’a envoyé cette photo ?
— Qui êtes-vous ?
J’agrippai un pied du meuble et redressai la tête. Ma nuque était raide.
— Inutile de te tordre le cou, je suis trop loin pour que tu puisses me voir.
Épuisé, je lâchai prise. Je tombai, longtemps, sans frayeur, en silence. Je perdis conscience en douceur, comme si je m’étais enfoncé lentement dans un coma.
Une joue sur le sol glacé, je louchai sur la photo pincée entre mes doigts. Au-delà, la perspective des dalles me fit l’effet d’un vaste échiquier aux limites imprécises.
« Faut que je remonte. Maintenant. »
— Tu n’y arriveras pas, mon garçon. Les marches sont trop glissantes, aussi dangereuses que celles de la briqueterie.
— La briqueterie…
Rester inconscient aurait mieux valu que d’entendre parler de ce sinistre endroit. Je fermai les yeux, très fort.
« Trou-boule-de-co-ton-fous-l’camp… »
Dans mon crâne résonna cette comptine chantonnée par des fillettes aux voix claires que des railleries tentaient de couvrir.
Rien que des gamins moqueurs dont je faisais partie. Des gosses stupides et imprudents dont les noms éclatèrent dans ma tête, comme des pétards.
« Peter ? Joscelyn ? Stéphane ? »
— Ils ne peuvent pas t’entendre, Anthelme. Ils sont trop loin, eux aussi…
Je rouvris les yeux sur des moutons gris qui roulaient sous les meubles, poussés par un courant d’air rasant venu de nulle part.
« Faudra que je passe l’aspirateur avant de partir à la pêche. »
— N’y compte pas ! C’est à une chasse que tu es convié. Côté chasseur, côté gibier… Ça ne dépendra que de toi…
Bien qu’exaspérante, la voix jetait un pont entre l’époque dans laquelle je vivais et celle de mon enfance. Elle survenait du passé comme le groupe de fillettes tout de blanc vêtues qui montaient en riant les marches de l’église Sainte-Thérèse… Je perdis à nouveau connaissance…

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