Les bâtisseurs de Hradr-Amn…extrait…

Tana et Lionel sont brutalement tirés de leur sommeil par la sonnerie claire du téléphone.
— Laisse, chérie, je prends, grommelle-t-il, en tâtonnant dans l’obscurité la table de chevet … Allô ? Pardon… Oui… Je vous la passe…
Il la secoue doucement et lui tend l’appareil.
— Désolé, chérie… C’est pour toi…
— J’écoute, grasseye-t-elle à demi redressée sur un coude, les cheveux dans les yeux.
— C’est Magda. Pardonne-moi de te déranger , Tana… Tu dormais, je suppose…
— À ton idée que peut-on faire trois heures du matin sur l’Artès ? Que se passe-t-il ? Il est arrivé quelque chose à maman ? C’est ça ?
— Non, rassure-toi, il ne s’agit pas de Claire. Nous aimerions que vous veniez tous les deux le plus vite possible sur la passerelle de commandement.
— Cela ne peut-il pas attendre demain matin ?
— Tana, nous sommes déjà demain…
— Dis-moi au moins ce qui se passe…
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Ton petit protégé est en route, lui aussi.
— Allô ! Allô ? Et zut ! rage-t-elle, elle a coupé. Mon protégé, mon protégé, rage-t-elle, non, mais tu as entendu ça ? Ils se gaussent de moi. Bon sang ! Les nouvelles vont vite ! Habille-toi, Lionel, tu viens avec moi.
— J’avais compris, figure-toi !

Éliane est déjà sur place. Elle se tient à côté de son navigateur. Elle sourit tandis que Gil est plutôt crispé, mal à l’aise. Dès que Tana et Lionel pénètrent dans la salle, il se précipite à leur rencontre.
— Je suis désolé, Tana, je ne pouvais pas prévoir que cet…
— Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ici ? lance-t-elle d’une voix forte en ignorant superbement le jeune homme. Que signifie ce branle-bas général à une pareille heure ? Vous avez intérêt à ce que ça en vaille la peine !
Sigi s’écarte, dévoilant le mur d’écrans. Ses yeux bleus écarquillés, sa barbe embroussaillée et ses cheveux hirsutes, le font ressembler à un Raspoutine de théâtre terrifié.
— Toi regarder dehors, Tana, et toi comprendre, dit-il en pointant un doigt en direction de l’endroit où, la veille, se tenait Alberoni.
Elle se dirige vers un des hublots panoramiques. Les techniciens agglutinés s’écartent à son approche.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? hurle-t-elle horrifiée. Gil ! Gil ! Mais où est donc passé ce gamin de malheur, ce navigateur de…
Elle sursaute.
— Je suis là, madame…
— Est-ce le résultat de vos brillants calculs ? Ils étaient faux, complètement faux, naturellement !
— Je… Je ne pense pas, madame…
— Vous ne pensez pas ou vous ne savez pas ? Vos à peu près m’agacent…
— En réalité, je ne sais pas, madame…
— Eh bien, vous avez tout intérêt à savoir rapidement ! Cette… chose est en avance de deux jours sur vos prévisions. En êtes-vous conscient ?
— Je vais refaire mes calculs tout de suite, madame. Je ne connaissais ni sa vitesse ni le genre de propulsion qu’il utilise… Son accélération a été prodigieuse…
— Laissez tomber vos chiffres et vos ordinateurs pour l’instant. De toute façon, il est trop tard. Consolons-nous en nous disant que nous aurions pu être pulvérisés…
Tana entortille avec nervosité la ceinture de sa robe de chambre. Au cours de leur bref échange, elle n’a pas eu un regard pour Gil, lequel a regagné le niveau supérieur de la passerelle. Incrédule, elle fixe tout à tour le hublot et l’écran géant, hypnotisée par l’incroyable spectacle qui s’offre à la vue de tous, et se dit qu’en ordonnant, quelques heures plus tôt, l’arrêt de l’Artès, elle n’a peut-être pas fait le meilleur choix.
Le plus fantastique vaisseau spatial jamais imaginé emplit tout l’espace à bâbord de l’Artès. Avec ses dimensions pourtant déjà gigantesques, l’Artès doit ressembler à une sardine à côté d’un cachalot.

Tana tourne lentement sur elle-même, les yeux hagards, comme perdue, au bord de la nausée. La plus grande confusion règne dans son esprit.
« Avec mes vêtements fripés, mes savates et mes cheveux décoiffés, se dit-elle, je dois avoir l’air d’une folle. Peut-être suis-je réellement en train de le devenir, à moins que je ne le sois déjà ? Les autres s’en sont aperçus et ne disent rien… Ma place est-elle encore ici ? »
Le fait est que depuis quelque temps, elle ne se sent pas au mieux de sa forme. Elle oublie des choses essentielles, est victime des sautes d’humeur incontrôlables qu’elle regrette aussitôt et souffre de migraines de plus en plus violentes. Elle a aussi des périodes plus ou moins longues où elle reste prostrée à demi consciente, et dont elle sort péniblement, l’esprit vide. Chaque matin, elle se fait la promesse d’aller consulter Rombail, mais chaque matin, elle remet au lende-main.
— Que sait-on de ses dimensions, s’enquiert-elle soudain comme pour échapper à la torpeur qui tente de l’envahir ?
— Plus ou moins dix miles de long pour un diamètre de trois dans sa plus grande largeur, lance un homme de quart qui descend tout excité de la passerelle. Tana l’interpelle.
— Vous êtes qui, vous ?
— Un assistant du pilote, madame…
— Dans ce cas, je vous écoute. En métrique, s’il vous plaît !
— Quinze kilomètres de long sur cinq de diamètre.
— Que savez-vous d’autre sur lui ?
— Il possède une sorte de rostre à l’avant, madame. À l’arrière, je ne sait pas bien encore. J’ai cru distinguer un renflement… Il faudrait envoyer une sonde pour obtenir des images précises. Ce qui est étonnant, c’est la façon dont il est arrivé. Il n’y avait rien, et tout à coup il a empli l’espace… Le plus incroyable, c’est qu’il se soit arrêté net, sans décélération visible. D’ailleurs, personne n’a rien vu, comme si le temps, le nôtre, je veux dire, avait été arrêté à dessein pour nous empêcher de suivre son approche. C’est prodigieux !
— Calmons-nous, dit-elle, autant pour elle que pour le jeune homme ! Avons-nous eu un contact ?
— Non, madame. Depuis qu’il est là, il est resté silencieux et n’a pas bougé d’un poil, si je puis dire… On dirait qu’il est relié à nous par des liens invisibles.
Sigi descend à son tour de la passerelle.
— Merci Vladimir, lui dit-il en lui donnant une tape amicale dans le dos ; tu peux remonter.
Le jeune assistant salue Tana d’un signe de tête et s’éloigne rapide-ment.
— Comme tu vois, ils sont tous excités comme puces, Tana… J’ai demondé silence radio, poursuit le Polonais. Pricaution. Iéquipe sécurité, dix minutes déjà debout. Bouclière magnitique activé. Ouvrièrres tous rontrés, sauf mécanicien Brioulov. Lui avoir paniqué quand avoir vu énooôrme vaisseau. Lui avoir déchiré combinaison sur pylône antenne. Mort tout de suite.
— Des enfants ?
— Lui avoir femme et fille dix-sept ons, je crrois.
— Merci, Il faudra faire le nécessaire auprès de la famille…
— Je m’en suis occupé dit une voix derrière Tana.
— Ah ! Magda, tu étais là… C’est affreux… Gil Chab ! Approchez !
Gil dévale à son tour l’escalier.
— Écoutez-moi bien… Vous allez mettre un navigateur devant chacun de ces putains d’écrans, et me faire, de quart d’heure en quart d’heure, une synthèse précise de leurs observations et de leurs mesures. Est-ce bien compris ?
— Nous n’aurons pas assez de personnels, madame. Je suggère que l’on fasse appel aux cadets en formation pour qu’ils viennent renforcer nos équipes.
— Je m’en fiche pas mal que vous soyez obligé de faire pour avoir du monde ! Sachez prendre des initiatives ! Quant à toi, Éliane, tu l’assisteras. Et pour une fois, s’il te plaît, fais ce que l’on te dira de faire. Tu lui obéis sans discuter. Allez, au travail !
— Maman…
— Ne discute pas ! Tu devrais déjà être en train de rameuter les cadet !
Tana regrette aussitôt sa brusquerie et son manque de self-control qui peuvent être interprété par les témoins de la scène comme un signe de faiblesse. La torpeur qu’elle est parvenue à repousser quelques minutes plus tôt tente de revenir la submerger comme un violent ressac. Elle se sent lasse, tout à coup.
— Que peux-tu me dire de plus sur cette chose, Magda ? Je ne sais même pas comment il faut l’appeler.
— Eh bien, pas grand-chose en réalité. J’ai quand même pu déterminer qu’il est creux, que sa surface est bosselée et qu’elle présente des traces de brûlures. J’en ai déduit deux choses. Primo, les déformations sur la structure externe ont probablement été causées par des impacts météoritiques. Secundo, les traces brunâtres sur ses flanc, du moins celui qui est visible semblent avoir été provoquées par des rentrées répétées en atmosphère dense. Ces deux éléments renforcent l’idée générale que nous avons affaire à une machine pilotée, même si ce n’est que mécaniquement, mais surtout, qu’elle est d’une résistance inouïe compte tenu de sa taille. J’ai pu remarquer aussi, avec l’aide des caméras thermiques, que ses moyens de propulsion se trouvent dans la partie avant, la partie la plus chaude. Nous pouvons donc supposer qu’il se déplace comme nous en utilisant un système similaire à notre Sypromat. Mais là, nous sommes dans le domaine de la supposition. Enfin, il existe une très légère radioactivité résiduaire ou en tout cas suffisamment active pour être perceptible jusqu’ici, mais qui ne présente aucun risque pour nos organismes puisque les röntgens sont inférieurs à trente rems. Aussi mince soit-il, notre blindage au plomb est efficace. Probablement en possèdent-ils un, eux aussi. Pas de prométhium ni de technétium détectés.
— Excellent travail, Magda. Merci. Avez-vous entendu, monsieur Gil Chab ? Voilà, ce que j’appelle faire un rapport circonstancié. Prenez-en de la graine, tous !
Penché sur une console, le jeune homme comprend que l’admonestation lui est destinée, mais prend le parti de ne pas y ré-pondre.
— Je suis d’accord avec Sigi, poursuit Tana, sur un ton redevenu normal. Silence radio absolu. Plus question de balancer dans l’espace et n’importe comment des ondes infra, ultra ou de quelque autre nature. En clair, cela signifie qu’il est formellement interdit d’utiliser des appareils radiologiques, industriels ou médicaux, numériseur, échographes, fours de labos ou autres appareils à résonance magnétique. Ceux qui ont mal aux dents n’auront qu’à souffrir en silence et attendre avant d’aller se faire radiographie la mâchoire, que l’alerte soit passée. Me suis-je bien fait comprendre ? Les repos des personnels sont suspendus jusqu’à nouvel ordre. Toutefois, vous laisserez les femmes enceintes et les jeunes mamans en dehors de tout ceci. Faites-les transférer dans un secteur situé le plus loin possible de notre nouveau compagnon. On n’est jamais assez prudent. Dites également à Artelerad, de suspendre la diffusion de ses ragots, y compris sur le câble. Pour résumer, je veux que nous fassions le mort, même si je crains que ce ne soit un peu tard. La vitesse avec laquelle notre voisin est arrivé ici prouve qu’il nous a repérés depuis pas mal de temps. Nous aurions dû être plus discrets…
— Rien ne nous y obligeait.
— C’est vrai, Magda… Quelles sont tes instructions ?
— Elles seront communiquées à la réunion extraordinaire du consilium à huit heures. Les techniciens affectés à la surveillance devront se tenir prêts à fournir des précisions à la demande. Je ne tolérerai aucune absence qui ne serait dûment justifiée, pas plus qu’une approximation dans les comptes rendus.
— En bas, ils sont nombreux à vouloir connaître les raisons de notre arrêt. Ils ont été mis en alerte par le changement perceptible de la gravitation, la diminution de l’intensité lumineuse dans certains secteurs et le silence relatif de l’Artès. Des ouvriers qui travaillaient à l’extérieur n’ont pu s’empêcher de parler, surtout après la mort de Brioulov qui a causé un vif émoi. Tout le monde semble être plus ou moins informé, et des interprétations plus extravagantes les unes que les autres sur ce qui se passe circulent déjà. Il serait bon d’y mettre fin le plus vite possible.
— Tu as parfaitement raison, Magda. Nous distribuerons un bref communiqué à l’issue de la réunion de huit heures. Nous ne pouvons pas leur cacher longtemps que nous ignorons presque tout de cet encombrant voisin que nous sommes condamnés, semble-t-il, à regarder en silence. En attendant, restons évasifs dans nos réponses, et évitons de leur raconter des salades ! Je veux que tu t’occupes de ça, Magda.

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