Un violon au paradis…extrait

     ANIEL SORTIT DU MAGASIN par la porte réservée au personnel avec plus de dix minutes de retard sur le délai convenu, après avoir été retenu par son directeur soucieux d’affirmer son autorité mise à mal du fait de son incompétence.
Il longea le magasin jusqu’à l’angle donnant sur le parking et, le cœur battant, s’y arrêta.
Zoé était à trente mètres de lui, presque devant l’entrée principale, assise sur le bord d’un plot en béton délimitant les stationnements des voitures. Les jambes bien droites, les bras sagement croisés sur son sac en bandoulière posé sur ses genoux, elle lui tournait le dos.
Quand elle avait surgi devant lui dans le magasin, il avait tout de suite été troublé par son regard vif et intelligent, la finesse de ses traits et son air mutin. À présent, elle lui appa-raissait frêle et vulnérable.
Il prit son temps pour l’observer.
Elle portait une courte jupe droite en jean délavé. Son cou s’ornait d’une fine chaînette d’argent qui disparaissait dans l’échancrure d’un maillot de coton blanc sans manches, beaucoup trop fin pour la saison. Elle était chaussée de simples tennis de toile blanche dont un des lacets était en train de se défaire.
Elle se leva, tourna sur elle-même, puis après avoir regardé sa montre, revint prendre position sur son siège de fortune où elle remit son bandana en place, signe que l’impatience commençait à la gagner.
Daniel décida alors que le moment était venu de se montrer.
Les quelques mètres qui le séparaient de la jeune fille furent suffisants pour qu’il puisse se composer un air contrarié.
— J’ai fait au plus vite ! lança-t-il.
Elle sursauta et se leva aussitôt.
— J’étais à deux doigts de me passer de vous…
— Je suis désolé pour ce retard. Un imprévu… Je vous fais mes excuses.
— Je me demande quand même si vous ne l’avez pas fait un peu exprès. Est-ce que, par hasard, vous n’auriez pas es-sayé de tester ma patience ?
— Je vous assure que mon directeur m’a réellement rete-nu… Mais je dois aussi vous avouer que je vous ai observée un court instant depuis le coin, là-bas.
— Voyez-vous ça ! Je m’en doutais un peu, remarquez… Franchise pour franchise, à votre place, j’aurais fait la même chose.
— Ainsi, vous me pardonnez…
— Holà ! Pas si vite !
— Le temps de traverser ce no man’s land sera-t-il suffisant pour que j’obtienne votre pardon ?
— Il faut que j’y réfléchisse… Je vous pardonnerai peut-être si vous me faites réaliser le deal du siècle, comme vous me l’avez promis tout à l’heure. Je crains donc qu’il ne vous faille patienter un peu… Nous verrons quand l’affaire sera conclue…
— Vous êtes cruelle…
— Si nous continuons à perdre notre temps en bavardages, le magasin sera fermé et vous n’aurez plus le temps de m’offrir un verre. Vous m’avez bien invitée, n’est-ce pas ?
— Ce qui est dit est dit…
— Dépêchons-nous un peu, dans ce cas. Mon prochain bus passe dans une heure. Vous savez qu’à cause de vous, j’ai raté un rendez-vous avec mon professeur de musique ?
Ils hâtèrent le pas vers la concession. Le jour déclinait. Les visages s’estompaient. La fraîcheur s’emparait déjà de la nuit.
— De quoi jouez-vous ?
— J’aimerais bien persévérer dans l’étude du violon, mais c’est mal parti. Figurez-vous que je possède un violon d’amour, un vrai…
— Un violon d’amour ? Rien que ça ?
— Seize cordes, quatre frottées et douze qui entrent en résonance… C’est très beau, c’est très rare et… En réalité, il s’agit d’une copie, superbe, certes, mais une copie quand même…
— Je vois… D’où tenez-vous cette merveille ?
— D’un héritage…
— Je suis désolé… Je ne me pardonnerai jamais d’avoir mis fin prématurément à la carrière d’une virtuose. Vous jouez du Bach, je présume…
— On ne peut même pas vous surprendre… Il me semble que vous avez de vous-même une opinion un peu trop avantageuse… C’est le prix des leçons qui me fait hésiter. Si j’avais rendez-vous avec lui ce soir, c’était pour en discuter et fixer les horaires… Je lui téléphonerai demain…
— Il vous pardonnera…
— S’il ne le fait pas, j’en chercherai un autre…
— Et moi, me pardonnez-vous ?
— Vous me demandez déjà pardon… Pourquoi ?
— Pour ma prétendue présomption.
— Je l’avais déjà presque oubliée…
— Vous êtes adorable, cruelle, mais adorable… Vêtue comme vous l’êtes, vous risquez de geler sur place, même sous l’aubette. Ma voiture est à deux pas. Si vous le permettez, je vous raccompagnerai…
— Bravo…
— Pourquoi ?
— Vous avez évité le piège…
— À quel propos ? J’avoue que je ne vous suis plus…
— Vous auriez pu vous montrer jaloux de mon prof de musique, dit-elle en posant un genou au sol.
— Je n’ai aucune raison…
Il ne s’aperçut pas tout de suite qu’elle n’était plus à ses côtés si bien qu’il n’entendit pas la fin de sa réponse.
— Pardonnez-moi, dit-il en se retournant… Vous disiez ?
« À quel jeu joues-tu ? se dit-elle en relaçant sa chaussure. Plutôt que de lui poser des pièges, pourquoi ne lui as-tu pas dit que ton prof de musique avait près de quatre-vingts ans ? »
Elle préféra enchaîner sur autre chose.
— Je disais que je n’ai pas pour habitude de monter dans la voiture d’un inconnu… Et je ne suis pas aussi frileuse que vous le croyez… Vous auriez quand même pu m’attendre ! Je vous ai bien attendu, moi !
Il revint sur ses pas et se planta devant elle, les bras ballants. Elle se releva et tira un peu tard sur le bas de sa jupe. Il la dépassait d’une tête. Elle leva les yeux vers lui. Elle tremblait comme une feuille. Il huma son parfum, ferma les yeux et fut transporté au paradis. Elle aurait bien aimé que ce grand gaillard l’entoure de ses bras pour la réchauffer, mais le mince espace qui les séparait semblait encore infranchissable.
Le vent du nord s’était renforcé accentuant l’impression de fraîcheur. Lorsqu’elle avait quitté son appartement en milieu d’après-midi, Zoé n’avait pas imaginé que sa sortie durerait aussi longtemps ni qu’elle prendrait cette singulière tournure. La nuit était venue. Du haut de leurs mâts, les projecteurs laissaient tomber sur l’asphalte une lumière tremblante et crue qui multipliait les ombres.
— Vous grelottez…
— C’est nerveux.
« Mais qu’est-ce que je fiche à moitié vêtue au milieu d’un centre commercial sinistre en compagnie d’un type que je ne connais même pas ? »
— J’ai réfléchi, laissa-t-elle soudain tomber sans vraie dé-termination, je vais rentrer. Il est tard… Avec un peu de chance, j’aurai mon bus… Merci pour votre gentillesse… Merci pour tout.
— Écoutez Zoé, nous ne nous connaissons que depuis une heure à peine, et…
— Vous voyez bien que j’ai raison. Vous en avez déjà as-sez de ma compagnie…
— Ne dites pas de bêtises. C’est tout le contraire… Laissez-moi parler ! S’il vous plaît, Zoé…
Le ton était ferme, sérieux, dénué de toute mièvrerie.
— Pardonnez-moi… Mais faites vite, objecta-t-elle, un œil sur sa montre.
— Vous êtes sur la défensive. Vous êtes-vous, à un quelconque moment, sentie agressée ? Par moi, je veux dire…
— Non ! Bien sûr que non… Je me comporte parfois comme une idiote. Vous êtes tellement gentil, que… Bon… Allez-y, je vous écoute…
— Tout à l’heure au magasin, je n’ai rien compris à ce que mon imbécile de directeur me racontait parce que vous emplissiez mon esprit et que plus rien ne pouvait plus y entrer.
— Taisez-vous…
— J’ai la prétention de croire que vous aussi, assise sur votre plot de béton, vous pensiez à moi en me maudissant d’être en retard. Depuis que nous nous sommes rencontrés, nous ne nous sommes pas quittés un seul instant, en quelque sorte…
— C’est vrai, je pensais à vous…
— De plus, il me semble avoir compris que nous habitons le même quartier…
— Quai de la Meuse.
— Oui, et moi, juste en face, quai des Remparts. Vous voyez, nous ne sommes voisins, et donc plus tout à fait des inconnus l’un pour l’autre. Je vais vous déposer à votre porte ou à l’endroit que vous aurez décidé, sans aucune arrière-pensée, je vous en donne ma parole… En attendant, vous êtes gelée.
Ce disant, il ôta son blouson et lui en couvrit les épaules tout en prenant garde de ne pas la toucher.
Elle le laissa faire. La douce chaleur discrètement parfumée qui se dégageait du cuir avait un je-ne-sais-quoi de sensuel. C’était un peu comme s’il venait de la prendre dans ses bras. Elle ferma les yeux et se laissa envahir par un indicible bien-être.
— Merci, Daniel, dit-elle d’une voix à peine audible… Vous êtes gentil, mais vous allez vite, trop vite pour moi…
— Je respecte toujours le code, quelles que soient les cir-constances.
— Vous n’êtes pas sérieux ! Vous m’avez comprise.
— Je n’ai jamais été aussi sérieux de toute ma vie. Je suis tombé amoureux de toi dès que je t’ai vue.
— Holà ! Le tutoiement, à présent… Vous êtes en infraction…
— Je suis tombé amoureux de vous, si vous préférez, mais avoue que dit de cette façon, c’est moins… chaleureux…
Elle baissa la tête. Quand elle la releva, des étoiles scintil-laient dans ses yeux.
— C’est vrai. Avec le tu, c’est mieux…
— Les chaînes, reprit-il, sont faites pour sécuriser des porte, pas pour enchaîner, comprends-tu ? Je t’aiderai à la poser la tienne, si tu es d’accord, mais je veux surtout que tu saches que c’est ton cœur que j’aimerais sécuriser. J’ai ce qu’il faut pour ça. Je suis libre moi aussi, et j’ai une grande envie d’être avec toi.
— C’est vrai ? Vous… Tu viendrais sécuriser ma cave, j’entends…
— Oui.
— C’est gentil ce que tu as dit juste avant, et la façon dont tu l’as exprimé me touche profondément… Jamais encore on ne m’avait parlé de cette manière, avec autant de délicatesse et de douceur…
Zoé frissonna en regardant son bus s’éloigner, mais ce n’était plus de froid.
— Mon bus…
— Il lui posa un doigt sur les lèvres.
— Maintenant, je vais être obligé de te ramener en ville…
— Je crois que tu as réussi à faire voler en éclats mes sacro-saints principes. Le prochain bus partira aussi sans moi… Nous ne sommes plus obligés de prendre un verre ici. Le bistro de la cafétéria est sinistre, le soir… Je connais un petit endroit sympa rue des Boucheries… S’il n’est pas trop tard, nous pourrions même y manger un morceau…
— À présent, c’est toi qui vas un peu vite.
— Je le crois aussi, mais tant pis… C’est de ta faute, et…
— Et ?
— Et j’ai faim… J’ai la tête qui tourne… Il va me falloir un peu de temps pour comprendre ce qui m’arrive…
— Tu n’es pas obligée de chercher à comprendre.
— Il faudra que je passe chez moi prendre une veste. Un petit détour de rien…
Leurs mains se trouvèrent sans peine dans la pénombre. Le regard qu’ils échangèrent en pénétrant chez le concession-naire de motos était chargé de promesses et d’incertitudes.

 

 

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