Un homme de Trôo…extrait…

     La première fois que le phénomène se produisit, Véronique découvrit son mari au petit matin, profondément endormi sur le plancher à claire-voie de la petite tonnelle trônant au milieu du gazon.
Le portillon grinça, mais Philippe ne se réveilla pas. Elle l’appela doucement. Il ne réagit pas. Elle hésita, regarda autour d’elle puis se précipita sur lui en criant et en le secouant sans ménagement.
Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, elle recula, l’air effaré, et retomba sur ses talons.
Il se redressa sur un coude en grimaçant, jeta un regard circulaire étonné, puis esquissa un sourire.
— Quoi ? Qu’est-ce qui te prend de hurler comme ça ? Que t’arrive-t-il, Véro ? Tu es malade ?
Véronique se ressaisit aussitôt, adoptant un ton calme mal maîtrisé.
— Un deck n’est pas l’endroit idéal pour passer la nuit, tu en conviendras. Si tu marches plié en deux le reste de la journée, tu sauras pourquoi, et tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même.
— Mais qu’est-ce que tu fais ici, Véro ?
— Comment ça, qu’est-ce que je fais ici ? Et toi, alors ? Tu m’as flanqué une de ces frousses ! J’ai bien cru que tu étais parti… Tu as voulu contempler les étoiles, j’imagine, et tu t’es endormi, hein ? C’est bien ça ?
Que Véronique fournisse à sa place une explication expéditive avant même qu’il ait commencé à réfléchir à sa situation l’agaça un peu.
— Eh bien ! À vrai dire, je n’en sais rien, vois-tu… Mais tu as probablement raison. Tu m’as donc vu venir jusqu’ici ?
— Tu as eu un malaise ?
Tandis qu’elle se relevait, il jeta encore autour de lui un regard incrédule puis s’arrêta sur sa femme.
— Un malaise ? Non… Pourquoi ? Enfin, je ne crois pas… Tu as de ces idées… Pourquoi veux-tu que j’aie été victime d’un malaise ? Et pourquoi as-tu pensé que j’étais parti ? Et pour où ? Et pourquoi toutes ces questions ? Tu ne m’as pas répondu. M’as-tu vu venir jusqu’ici ?
Elle resta muette, lui tourna le dos et s’en alla à grands pas vers la cuisine où elle mit rageusement la cafetière, la radio et le grille-pain en route.
Ils prirent en silence leur petit-déjeuner sous la tonnelle jusqu’à ce que le transistor diffuse “Feelings”, un de leurs airs préférés.
Philippe osa un timide clin d’œil en direction de Véronique.
— Allez, Véro, oublions cette histoire ! Je t’ai effrayée et j’en suis sincèrement désolé ! Viens, écoute, c’est notre chanson, tu ne vas pas bouder Smoke gets in your eyes, quand même !
Véronique esquissa un semblant de sourire et laissa Philippe la soulever puis la plaquer contre lui pour la bercer au rythme des Platters.
Cependant, au bout de quelques pas, elle ne put s’empêcher de relancer la polémique, se libéra de ses bras et se campa crânement devant lui pour le défier.
— Tout de même, lâcha-t-elle d’un ton sec, j’aimerais bien que tu m’expliques…
— Si seulement je le pouvais… Moi-même, je ne comprends pas…
Devant sa mine contrite, elle se radoucit un peu. En dépit d’un climat de trouble mal défini, ils parvinrent à conclure une paix tacite et s’accordèrent finalement pour convenir que Philippe était arrivé jusque sous la gloriette, victime d’une crise probable de somnambulisme.
— Somnambule… Non, mais te rends-tu compte ? Tu aurais pu tomber et te faire mal…
— Quand c’est arrivé, je devais dormir depuis un bon moment, peut-être trois heures…
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— J’ai lu quelque part que cet état s’appelle aussi automatisme ambulatoire et qu’il survient au cœur du sommeil, c’est-à-dire entre une heure et trois heures après l’endormissement.
Donc, étant donné que je me suis couché juste après le film, j’en déduis logiquement que je suis sorti de la maison entre minuit et trois heures du matin…
— Ton raisonnement se tient.
— Il se tient, en supposant, bien sûr qu’il s’agisse bien de cela. Je n’ai jamais fait de crises de somnambulisme auparavant, ni même quand j’étais gamin. Je ne me rappelle pas que quelqu’un, dans ma famille, en ait parlé, en tout cas.
— Si c’est le cas, il est normal que tu ne te souviennes pas de ce que tu as fait cette nuit. On dit qu’à leur réveil, les somnambules ne gardent généralement aucun souvenir de leurs balades…
— Tu parles d’une balade…

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